par Auxon » 04 Nov 2018, 22:15
Chers tous,
je ne résiste pas à vous transcrire quelques lignes écrites par Louis Baudry De Saunier en 1904, Harry Ferguson avait tout juste 20 ans, et l'auteur, passionné de mécanique en était déjà à une réédition de son livre : "Les recettes du chauffeur, manuel pratique indiquant les procédés et les tours de main indispensables au conducteur d'une automobile, les remèdes aux pannes, Etc..." 542 pages sur la mecanique automobile en 1904 !
Nous voici donc au début du siècle, au siècle ou "Bruxelles Bruxellait, au temps des omnibus et des messieurs en gibus", dans sa préface, tout était constaté, dit, planté.
Nous pouvons parfois espérer rencontrer quelques visionnaires, parfois, nous nous croyons être l'homme du XXIe siècle, mais à nos veines vanités, seul le temps et son érosion, les faits, nous donnent raison ou tort.
L'humilité indispensable à la continuité d'une vie sociale commune et apaisée exige que nous rangions clairons et trompettes et que nous regardions avec douceur et compréhension l'action de nos aînés, comment nos puinés nous jugeront-ils dans l'avenir ?
Mais cela n'interdit pas de saluer l'esprit visionnaire de certains de nos aînés, ce d'autant plus que leur plume prend, par avance, des accents que l'on retrouvera plus tard chez notre célèbre auteur du "petit cheval de retour".
Voici le texte donc.
" Le volume que voici a pour but de fournir au chauffeur des notions de pratique que mes précédents ouvrages ne pouvaient contenir sous peine de devenir indigestes.
Il n'est pas destiné à lui apprendre l'alphabet du métier, mais la syntaxe ; à lui montrer pourquoi nos participes et nos substantifs à l'essence ne s'accordent pas toujours entre eux, et comment des procédés généralement simples peuvent leur donner la conciliation.
Le chauffeur débutant qui ne connaît encore rien de son art, qui sait à peine déjà si le moteur de sa voiture est à quatre temps ou à quatre cylindres, voudra bien, pour son intérêt, commencer ses classes par la grammaire et s'en retourner par exemple à l'automobile théorique et pratique, tome 1, d'un auteur fort recommandable certes, pour revenir aux Recettes un peu dégrossi. Bien qu'il n'y ait dans toutes les pages qui suivent aucune donnée purement technique, un inexpérimenté ne pourra pas toujours les comprendre ; en tout cas, il ne les lira jamais avec fruit.
Ce livre, je l'espère, donnera à mes lecteurs quelques connaissances nouvelles.
Il leur permettra de triompher des difficultés en apparence considérables que je suis ne présentent la "gestion" d'une automobile, de narguer le Déboire et la Panne, nos dieux infernaux !
Le Déboire, qu'ont éprouvé déjà bien des amateurs a des causes multiples : ignorance, fatuité, indolence. Car l'homme qui a des nerfs, est beaucoup plus souvent fautif que la mecanique, qui n'en a pas.
La première cause du déboire de trop d'amateurs est leur ignorance. Ils ont d'abord péché par ignorance lorsqu'ils ont acheté leur voiture. Elle avait jolie tournure cependant ! Quelle délicieuse carrosserie ! - Hélas ! La belle mâtine n'a guère de prestance que dans sa remise. Sur la route, elle semble une mendiante de la mécanique.
Que fallait-il faire ? Avant l'achat, consulter une personne compétente et sans parti pris. Elle vous eût indiqué une automobile possédant cette qualité primordiale de se mouvoir vraiment elle-même, et cette qualité subsidiaire d'être conforme à vos désirs et à vos moyens.
....
L'amateur pèche trop souvent encore par ignorance de la mécanique : ignorance qui, en tout état de choses, est honteuse à notre époque, et qui, en l'espèce automobile, n'est ni plus ni mois que désastreuse. Le nombre est effrayant des beaux messieurs qui ne savent pas bien au juste où est situé le carburateur de leur voiture, ce qu'il renferme, le rôle qu'il joue ; qui considèrent les fils d'un allumage électrique comme une sorte de macaroni noir entortillé par la hasard ! Que dire de ceux-là ? Que viennent-ils faire ici ? Et pour qui sont donc faites les voitures à chevaux ?
L'ignorance, la fatuité et l'indolence s'allient d'ailleurs quelques fois pour former, avec une précision d'exécution dont la nature seule est capable, le "crétin d'automobile".
Aucune leçon préliminaire ne lui est utile. Les constructeurs seraient-ils donc plus malins que lui ? ...
Lui ! Quand il avait sept ans, sa mère le regardait avec ravissement enfoncer des clous dans la table de la cuisine. Quel enfant ! Quels dons ! - il a grandi, et ses connaissances mécaniques avec lui.
Armes en main, marteau, tournevis et lime, il s'abat sur sa voiture, cogne, rogne, perfectionne !
Au bout de trois semaines tout est à bas. Les écrous sont foirés, les écrous écornés.
Le fil de fer, voire la ficelle ( de la ficelle j'en ai vu !) consolident les paliers fendus !
La rénovation de l'industrie automobile par ces mains géniales va s'accomplir... Quand un jour, lassé des longues heures passées à chaque sortie le long des fossés des routes, il déclare à ses amis que notre industrie est un mensonge, que la voiture mécanique en est encore à l'état chimérique, puisque "lui-même" n'a pu en tirer parti !
Le crétin d'automobile se révèle souvent sous une autre forme, moins bruyante, aussi destructive.
Il ne fait pas le mal. Il ne verse pas d'huile dans le carburateur. Non. Il n'en verse nulle part ! Il ne fait pas le mal actif. Il ne l'empêche pas ; il fait le mal passif.
Il sait que tout ce qui vit, tout ce qui travaille, matériel ou immatériel, chair, métal, ou pensée même, tout a besoin de culture et de soins. Il n'en ignore pas, car le crétin d'automobile n'est pas nécessairement un imbécile; mais il n'a pas la force de s'en souvenir à temps.
La voiture a roulé cent kilomètres sans huile neuve. Pourquoi n'en roulerait-elle pas ainsi cent autres encore ? Pourquoi arrêter la voiture lorsqu'un organe tiraille, lorsqu'il frappe ou siffle pour, à sa façon, appeler au secours ?
Alors, un jour de grippage, il se lève de ses coussins, congestionné par la colère, et lance ses anathèmes contre le constructeur ! ..." Et l'on dit que l'automobile a fait des progrès ? Et l'on vous assure qu'on en peut tirer bon et fidèle usage ? Mais voyez-moi plutôt où en est cette industrie arriérée, Monsieur ! Les constructeurs vous établissent encore des mécaniques dont il faut avoir soin ! Misère ! ... Et qu'il faut graisser ! Pitié !"
En résumé, le déboire, c'est-à-dire la désillusion et le mal de coeur provoqués par l'excès d'aventures fâcheuses, ne peuvent atteindre jamais l'amateur qui a eu la modestie sage de ne pas s'en rapporter à son seul jugement pour le choix de sa voiture et qui, ayant dans les mains un bon outil de plaisir ou de travail, le mène en homme qui sait et qui sent, en bon mécanicien."
Cela fait plus de cent dix années que ces lignes ont été écrites, nos tracteurs étaient dans l'oeuf, mais leur concepteur, certainement éclairé des comportements de ses contemporains, fabriqua l'une des mécaniques et des structures les plus résistantes qui soient.
Il est de notre responsabilité de ne pas juger les actes et les interventions passées, d'une part elles nous renseignent utilement sur le niveau d'instruction, de qualification, de moyens et de compréhension d'une population en un temps donné et en ce sens elles font partie du patrimoine culturel, sociologique et historique des objets que nous restaurons, d'autre part, autant nous voulons parfois restaurer, à des degrés divers, la matérialité des tracteurs que nous aimons, que nous devons restaurer les diverses traces de leur vécu, en rendant un hommage tendre envers leurs anciens propriétaires, en saluant l'intelligence de l'ingénierie de Ferguson, et en pestant parfois c'est bien vrai, contre le "crétin de mécanicien" qui aura mis en danger nos chères mecaniques.
Gardons cependant à l'esprit que l'on est toujours le crétin d'un autre !
Amitiés à tous.
Marc